Pour une archive numérique contributive des collectifs féministes algériens depuis 1962.
Les Archives des luttes des femmes en Algérie est un projet indépendant fondé en 2019 dont l’objectif est de constituer une archive numérique contributive des documents produits par les groupes, collectifs et associations de lutte pour les droits des femmes, féminines et féministes, algérien·ne·s.
Plusieurs travaux de recherche (Lalami, 2012 notamment) situent les prémisses, ou du moins le début d’une intensification de la mobilisation de femmes pour leurs droits en Algérie entre 1979 et 1981, au moment où une commission est instituée au ministère de la Justice pour rédiger l’avant projet du Code de la famille1 . Des centaines de femmes s’organisent alors au sein de l’Union générale des Travailleurs Algériens (UGTA) et des universités et essayent de créer un espace autonome pour discuter le Code de la famille et rédiger une motion. En janvier 1981, alors que l’interdiction de sortie du territoire pour les femmes d’Algérie est mise en pratique, un collectif Femmes d’Alger est créé, tandis qu’un collectif de femmes “qui ne se revendiquent aucun chapeau, ni syndical, ni politique”, organisent le 5 et le 8 mars des assemblées générales à l’université d’Alger qui réunissent près de huit cent femmes. Une pétition est signée, exigeant le droit à la libre circulation de tous les citoyens, y compris les femmes. La lutte s’organise davantage lorsque le journal El Moudjahid annonce, le 21 septembre 1981, l’approbation par le Conseil des ministres de l’Avant-projet de statut personnel, qui donnera naissance au Code de la famille. Une pétition est rédigée et un rassemblement organisé le 28 octobre devant l’APN, “en dehors de toutes les organisations de masses”, à l’exemple de l’UNFA qui refuse de s’allier aux femmes “non organisées”. Ces femmes sont soutenues par d’anciennes moudjahidates2 qui prennent part aux mobilisations à partir du début des années 1980, et signeront plusieurs déclarations dans ce sens.
À partir de février 1989, alors qu’une nouvelle Constitution est adoptée, mettant fin à l’ère du parti unique et consacrant le début du pluralisme partisan, plusieurs associations de femmes se constituent, dont certaines étaient déjà actives dans la clandestinité.
Ainsi, par « luttes des femmes », nous désignons l’ensemble des activités de ces groupes, plus ou moins organisés, depuis 1962. Notre objectif est avant tout de faire une collecte numérique des documents produits par ces militantes, à différentes périodes, de les rendre accessibles et contribuer ainsi à la connaissance et à la transmission de l’histoire des luttes des femmes algériennes.
Genèse du projet
Le constat qu’il n’existe que très peu de sources et de documents visibles et accessibles, issus des luttes passées des femmes en Algérie, a été à l’origine d’une volonté d’aller à la recherche de ces traces. De façon générale, il n’y a pas eu de transmission – de récits, d’expérience, de mémoire – entre les anciennes et les nouvelles générations, entre les luttes des unes et celles des autres. L’Algérie a pourtant connu un ensemble de grands moments de mobilisation, de contestation et d’organisation politiques, depuis l’indépendance et davantage dans les années 1970, 1980, 1990. Si des bribes de récits nous sont parvenues à travers de rares publications ou de façon orale, l’histoire et les traces, matérielles, écrites ou audiovisuelles de ces luttes demeurent peu connues et inaccessibles.
Le matin du 8 mars 2019, troisième vendredi consécutif de mobilisation populaire du hirak 3 depuis le 22 février, je publiai sur les réseaux les photographies de deux de ces documents – un Abécédaire des luttes des femmes (1989-1992), et un numéro de la revue française Les Cahiers du féminisme consacré à l’Algérie (1990) – conservés par ma mère, qui fut militante féministe dans les années 1980-1990, comme un clin d’œil aux luttes de nos aînées qui marcheraient à nos côtés ce vendredi. Une mobilisation massive des femmes a effectivement lieu ce jour-là et un « carré » féministe est créé à Alger. Ce geste s’est alors mué en une volonté de concrétiser un rêve, présent depuis quelques années : celui d’exhumer les traces matérielles des mouvements militants, en particulier celles des mobilisations de femmes algériennes, de les rassembler pour constituer une archive participative et ouverte4.
Démarche
La démarche des Archives des luttes des femmes en Algérie consiste à faire appel à toute personne possédant, conservant des documents produits ou liés aux luttes des femmes algériennes pour leurs droits, dans le cadre d’un collectif, d’une association ou à titre individuel. Nous essayons de repérer de dresser une sorte de cartographie ainsi qu’un inventaire de ces archives, qui se trouvent pour la plupart conservés chez des particuliers : des militantes ou chez leurs proches. En Algérie, peut-être de manière plus frappante qu’ailleurs en raison du manque d’institutions et d’initiatives pour la constitution et la conservation d’archives, c’est le plus souvent dans la sphère privée que l’on a le plus de chance de trouver des documents. Les objets qui nous intéressent particulièrement sont édités, imprimés ou dactylographiés : déclarations, comptes rendus de réunions, appels, tracts, affiches, dépliants, fascicules, revues, agendas de sensibilisation aux droits des femmes 5, etc. Nous nous intéressons également aux différentes sources concernant la lutte des Algériennes : articles scientifiques, articles de presse… Si nous n’avons pas, à ce stade de l’avancement du projet, collecté de photographies, pour une question de moyens, nous pourrions le faire dans les années à venir.
Une fois en contact avec les personnes productrices ou les détentrices de ces documents, et avec l’accord de celles-ci, nous procédons à la numérisation de ces derniers, dans la mesure du possible sur le lieu où ils sont gardés ou en empruntant les documents à celles et ceux qui les conservent, le temps de les inventorier et de les numériser. La collecte matérielle n’est quant à elle pas encore une priorité, puisqu’elle nécessite des moyens (local, moyens de conservation matérielle) et des statuts que nous ne possédons pas encore à ce stade. Il arrive cependant que des personnes fassent un don au projet de certains documents (revues, livrets, fascicules ou autres).
Parallèlement à cette collecte numérique, quelques fois « itinérante », nous réalisons des entretiens avec les personnes qui ont été à l’origine de ces documents et/ou les ont conservés, afin de replacer chaque objet dans son contexte originel de production et de diffusion et d’en retracer la trajectoire. Nous essayons de comprendre et de documenter, grâce aux récits recueillis, l’aspect fragmentaire et lacunaire de la plupart de ces “archives personnelles”, révélateur de l’histoire de ces objets et des personnes qui les ont produits, diffusés et gardés au fil des années. L’objectif principal de ce travail, appelé à être mené sur le long terme, est de créer une plateforme numérique donnant un accès libre et gratuit aux documents digitalisés.
Cette archive ne sera par définition jamais véritablement « finie » mais en constante évolution, puisqu’elle est alimentée au fil de la collecte. Au moment où nous rédigeons ce texte, nous avons numérisé environ 130 documents imprimés, de différents types (revues, tracts, déclarations, appels, livrets, affiches, visuels, agendas), tandis que plus de 600 attendent d’être triés et scannés. Nous sommes, par ailleurs, en contact avec une vingtaine de femmes qui nous ont prêté ou fait don de documents. Si la collecte ne se fait pas selon des limites chronologiques prédéfinies mais évolue au grès des découvertes, la majeure partie des objets collectés jusqu’alors ont été produits entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990, avec un grand nombre de documents datant de la fin des années 1980 au début des années 1990, correspondant à la période d’ouverture démocratique située entre 1989 et janvier 1992.
(Re)construire un lien entre les luttes du passé et celles du présent
En constituant une archive numérique des collectifs et des mobilisations féministes en Algérie, nous essayons d’aller à contre-courant de cette idée bien trop répandue selon laquelle il n’existerait pas d’archives pour écrire l’histoire de l’Algérie indépendante. En allant à la recherche de ces documents conservés par les actrices qui en ont été à l’origine et les ont diffusés, nous souhaitons démontrer qu’il existe d’autres « traces », indépendamment des archives “conventionnelles” (à l’exemple de celles conservées par les institutions étatiques) et attirer l’attention sur le fait que celles-ci, aussi fragmentaires soient-elles, méritent également tout notre intérêt et tous les efforts nécessaires à leur préservation.
Prêter attention à ces objets ouvre enfin la possibilité d’aborder l’histoire politique algérienne depuis la perspective des luttes, de leurs actrices et de leurs acteurs, et de (re)construire un lien entre les luttes du passé et celles du présent. C’est cette continuité qui était en jeu lorsque, lors de la première rencontre nationale des associations et collectifs féministes contemporaines a été organisée en juin 2019 à Tighremt, près de la ville de Béjaïa, les rédactrices de la plateforme se sont inspirées de celle qui avait été élaborée trente ans plus tôt par la Coordination nationale des associations de femmes en 1989 à Alger.6
Au-delà des documents, cette continuité se manifeste par la présence, dans le mouvement féministe actuel et au sein du hirak où se tient chaque semaine un « carré » féministe, de militantes qui ont participé aux mobilisations passées. Le hirak a non seulement réactualisé des figures de la Révolution (la guerre d’indépendance), des slogans, des récits, jusqu’à des itinéraires de manifestations et des modes d’action issus des mobilisations passées, mais il a également éveillé la nécessité d’en comprendre davantage sur ce passé de luttes. C’est dans cette dynamique collective que s’inscrit le projet des Archives des luttes des femmes en Algérie. Dans un geste politique qui consiste à ramener l’archive au présent et, dans un certain sens, « à la vie », nous souhaitons donner la possibilité à nos contemporain·e·s de s’en saisir, et de se réapproprier un passé trop souvent confisqué et falsifié.
Awel Haouati, pour les Archives des luttes des femmes en Algérie, avril 2021. 7 .
Page facebook du projet : Les archives des luttes des femmes en Algérie
Nous écrire : archivesnumeriquesfemmesdz@gmail.com
Photographie mise en avant : Hichem Merouche, Alger, décembre 2020.
- Marie-Victoire Louis, “Les Algériennes, la lutte”, Les Temps modernes, juillet-août 1982, pp. 152-193. Aussi en ligne sur le site de l’auteure. [↩]
- Moudjahid ou moudjahida au féminin est un mot arabe qui signifie combattant·e, résistant·e. Le terme est employé pour désigner les combattant.e.s algérien.ne.s durant la guerre de libération ( 1954-1962) [↩]
- Soulèvement populaire algérien qui a débuté en février 2019, « Hirak » signifie « mouvement ». [↩]
- Le projet des Archives numériques du cinéma algérien, pionnier en Algérie, en a constitué une des inspirations. [↩]
- Si certains objets édités, comme les revues, ne constituent pas des « archives » dans la définition académique du terme, nous les incluons néanmoins dans notre collecte dans la mesure où ce sont des objets centraux dans la construction du mouvement féministe algérien, rares et souvent difficiles à trouver, par exemple dans les bibliothèques. [↩]
- La première Rencontre nationale des associations de femmes a eu lieu à Alger le 30 novembre et le 1er décembre 1989. L’un des objectifs de cette rencontre, qui a regroupé plusieurs associations de femmes de différentes régions, était « la recherche d’un terrain unitaire minimum dans le combat-femmes ». Deux autres rencontres ont été organisées en 1990, l’une en mai 1990 à Boumerdès et la troisième en juin 1990 à Tizi Ouzou. [↩]
- Une version de ce texte a été initialement publiée dans le catalogue de l’exposition “Alger, archipel des libertés” qui se tient actuellement au FRAC Val de Loire-Centre à Orléans (juin-septembre 2021) et à laquelle le projet des Archives des luttes des femmes en Algérie a eu le plaisir de participer. Merci à Nabila Métaïr, Nedjma Rondeleux et Saadia Gacem pour leurs retours sur ce texte. [↩]